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Les chroniques de Barkas : Banalité et banalisation du mal travaillent de concert

• Jeudi 26/01/2017 • Version imprimable

Le collectif accueille , une vieille connaissance, pour ses chroniques.

Chronique écrite en collaboration avec des membres du collectif. Merci à eux pour les propositions de .
Signé :

En lisant sa chronique, je me suis remémoré l’expression « banalisation du mal » ou peut-être plus justement « banalité du mal » que l’on doit à Hanna Arendt[1].

Ce goût de l’homme ou du pouvoir fort renvoie à cette soumission à l’autorité, très prégnante et pourtant, comme l’écrivait un ami ,« 70% de mes concitoyens seraient prêts pour un "régime fort", mais sont incapables de respecter une simple limitation de vitesse ». 

Le philosophe Michel Terestchenko évoque dans une interview[2] les expériences de Stanley Milgram[3] où il rappelle « qu’il n’est nullement besoin d’être malveillant pour être malfaisant.[4] » Il y aborde également cette soumission dans le monde de l’économie

Sommes-nous, aujourd’hui, dans une situation  similaire quant à l’obéissance, dans d’autres contextes?

Les situations ne sont évidemment pas les mêmes. Mais l’expérience de Milgram a fait l‘objet de réplications dans plusieurs pays, dans toutes sortes de cultures, avec presque toujours le même résultat. Cela se passe exactement de cette manière en entreprise. Nous vivons dans des sociétés de liberté et de pluralité, mais faire de la rationalité économique une forme de nécessité aveugle me semble dangereux. C’est au fond le même phénomène qu’Arendt a décrit en ce qui concerne les domaines de l’histoire et de la politique. Il s’agit de transformer le champ de la pluralité humaine en mécanisme implacable se mouvant dans une seule direction. On ne peut pas dire que nos sociétés soient totalitaires, mais la présence d’un discours qui réinvestit la notion de nécessité, repensée en termes économiques, est quelque chose de profondément inquiétant.

Christophe Dejours[5], un psychiatre, spécialiste en psychodynamique du travail, aborde également ce sujet en ciblant particulièrement le monde du travail[6].

Peut-on leur faire faire n’importe quoi ?

Sans grande difficulté. Dans de nombreux milieux, dans l’industrie et les services, on demande à des gens de commettre des actes que moralement ils réprouvent. Lorsqu’on les interroge sur la raison pour laquelle ils acceptent de tromper pour faire du chiffre, ils répondent, un peu comme Eichmann, qu’ils n’ont fait qu’obéir. Ou alors ils adoptent ce que nous appelons la stratégie de la candeur, qui consiste à dire qu’ils ne sont pas assez intelligents pour comprendre les tenants et les aboutissants de ce qu’on leur demandait : « Ça me dépasse », répètent-ils. Cette stratégie de déresponsabilisation n’est pas seulement vécue par les travailleurs, elle est organisée tout exprès par l’entreprise.

Ce que vous venez de décrire est une forme contemporaine de banalité du mal. Mais qu’appelez-vous, dans Souffrance en France, « banalisation du mal » ?

Ceci consiste, depuis le tournant néolibéral, à introduire de nouvelles méthodes d’organisation du travail et de gestion. On conduit les gens à participer à des actes que moralement ils réprouvent, en particulier par l’évaluation individualisée des performances qui pousse à mettre les travailleurs en concurrence les uns avec les autres. Cela les pousse à utiliser des méthodes déloyales à l’égard de leurs collègues. Ce système crée la méfiance entre les êtres et détruit toutes les formes d’entraide, de prévenances, de respect de l’autre : à la fin plus personne ne se parle. Ces nouvelles formes d’organisation du travail conduisent tout droit à ce que Hannah Arendt appelait la désolation (loneliness), la perte de ce sol commun de la justice, la fin de la solidarité. Alors, chacun est isolé dans un milieu qu’il croit hostile. Il devient même difficile de reconnaître le bien et le mal. Par exemple, si quelqu’un se fait harceler devant vous, vous ne savez plus s’il faut intervenir, si c’est de sa faute ou non. C’est très difficile, en effet de décider seul si c’est bien ou mal. On ne le décide que dans la discussion, le dialogue contradictoire, la délibération avec les autres. Or en rompant les de solidarité, en détruisant le sol commun, et donc le sens commun de la justice, les gens ne se parlent plus. On crée des conditions dans le monde du travail qui comme par hasard ressemblent beaucoup à ce qu’Arendt caractérise comme la base, le fondement ou les conséquences du système totalitaire.

Ce qui est développé ci-dessus explique très bien la disparition de la solidarité que l’on constate dans le monde du travail, mais aussi dans la société en général. L’individualisme, somme toute si peu naturel, se développe à cause de la peur, du manque de confiance que l’on a de la structure, du modèle que l’on a laissé se mettre en place. Cette servilité qui empêche de remettre en question de manière saine ce que l’on exige de nous. Ou a contrario, conduit à rejeter toute affirmation qui viendrait de ce qui serait considérée comme une élite en se proclamant antisystème. Ce qui conduit à approuver un Trump. Et pourtant, comme l’écrivait une ami,  « c'est un gouvernement de climato-sceptiques, de misogynes, de racistes, d’affairistes, de créationnistes qui prend le pouvoir aux Etats-Unis, avec un président Twitter. Un gouvernement qui se gave du système, élu par des électeurs qui désiraient (peut-être) abattre le système. »

Au delà de cette soumission, sous-tendant cette banalité du mal, invoquons cette « banalisation du mal ».  Nous avons retrouvé ce droit à la parole, diront certains. Le verbe est libéré, diront d’autres. Mais au final, ce sont les opinions les plus repoussantes dont ils parlent[7]. A des degrés de dangerosité divers, des propos misogynes, racistes, (voire climato-sceptiques) ont droit de diffusion.

"Je regrette d'avoir donné la parole à Eric Zemmour pendant 5 ans, je me rends compte que j'ai banalisé ses idées" @ruquierofficiel #ONPC[8]

Ces regrets, exprimés par l’animateur Laurent Ruquier, de nombreux journalistes, politiques, personnes en vue, comme nous parfois, pourraient les faire siens.

Il y a bien entendu ceux qui embrayent, démarrent au quart de tour, particulièrement chez les politiques qui ont peur de se faire dépasser par la droite.

Il y a ceux qui parlent de la pensée unique, de la liberté d’expression, mélangeant un peu de tout, les caricatures de Charlie Hebdo et les propos de Dieudonné,  oubliant, niant, les lois contre le racisme et les discours de haine.

Il y a ceux qui se taisent, oubliant les mots de Max Frisch: «(Il y a) pire que le bruit des bottes, le silence des pantoufles »

 

Alors, entre la banalité du mal et sa banalisation, il ne faut pas s’étonner des déclarations d’amour à Trump, à Poutine, à Orban, à tous ces leaders, nostalgiques, quoiqu’ils en disent, d’un passé immonde.

Le monde a besoin d’art, comme le décrit William Morris dans News from Nowhere[9], de culture, d’éducation,  maintenant, pas dans dix ans. Il a besoin d’éthique (que beaucoup sont prêts à abandonner[10])  ou peut-être plus essentiellement de probité me semble-t-il.

Et cela est affaire de tous.
 
Autres sources

·          http://www.lemonde.fr/livres/article/2012/06/28/la-banalite-du-mal-nouvel-examen-critique_1725578_3260.html

·          http://www.philomag.com/les-idees/la-banalite-du-mal-aujourdhui-7391

 
 

[4] Qu’apporte Milgram à l’hypothèse d’Arendt ?

Une confirmation expérimentale. Il montre que sans la participation de sujets obéissants, l’Holocauste n’aurait pas pu avoir lieu. Si l’on met entre parenthèses le cas particulier d’Eichmann, Milgram prouve que des individus qui ne sont pas animés de pulsions sadiques sont, dans certaines circonstances, soumis à une autorité qu’ils jugent légitime, conduits à obéir à des ordres qu’ils n’auraient jamais accomplis par ailleurs. Il n’est nullement besoin d’être malveillant pour être malfaisant. Les facteurs liés aux situations sont plus essentiels que les dispositions proprement psychologiques. Il y a également une perversion du sentiment moral de devoir et de loyauté : « si tu te révoltes, tu es un traître », se dit la personne qui obéit. Dans ces conditions, nous ne sommes ni bons ni mauvais, mais terriblement vulnérables, beaucoup plus que nous ne le croyons nous-mêmes.

 
[5] https://fr.wikipedia.org/wiki/Christophe_Dejours