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De ce que nous pouvons exprimer et de ce dont nous pouvons rire

• Lundi 17/12/2018 • Version imprimable

Le collectif accueille , une vieille connaissance, pour ses chroniques.

Ainsi donc, il est possible de déraper. Il est possible que nos mots dépassent nos pensées (ou pas). Il est possible que nos plaisanteries soient mal comprises, ou blessent ceux à qui elles ne s’adressent pas. Dernièrement, une photo où l’on voit Emmanuel Macron, les mains bien à plat, les doigts bien écartés, et légendée « Le vernis n’est pas encore sec » a valu à son auteur ou à ses partageurs la qualification d’homophobe. Sans doute ne pouvons-nous comprendre, parce que nous sommes hétéros, nous dit-on. Ainsi donc, là où auparavant on voyait sarcasme persifleur ad hominem, on voit désormais atteinte à  une catégorie sociale.

Se pose cette éternelle première question : « Pouvons-nous parler des choses qui ne nous toucheraient pas directement ? »  Et cette seconde éternelle question : « Qu’est-ce qui est acceptable en termes d’humour ? »

En fait, mon cousin et moi n’avons aucune idée d’une quelconque réponse qui pourrait être formulée à ces deux questions. Même si…

Même s’il est possible de parler, avec assurance et précision, des maladies mentales sans en être atteint, des enfants sans en avoir, du racisme sans en faire l’objet. Parce que ne pas pouvoir en parler nierait notre capacité d’empathie, d’observation et d’analyse. Faut-il avoir reçu une pomme sur la tête pour être touché par les théories de Newton et bien les comprendre ?

Se nourrissant de cette pseudo-impossibilité de parler de certaines choses, certains revendiquent même le droit de vous interdire de discourir sur le sujet[1]. Il ne serait pas acceptable par exemple de « spectaculer » sur l’esclavage si vous n’êtes pas afro-américain.

« Puisque le spectacle [finalement annulé] de Betty Bonifassi et Robert Lepage est basé, si j'ai bien compris, sur plusieurs formes d'esclavage, dont l'esclavage de Blancs, en faisant le pont vers l'esclavage noir avec l'usage des chants des esclaves noirs, n'est-ce pas légitime que les comédiens soient à la fois des Noirs et des Blancs? Où est le problème? »

Il serait indécent de vouloir en tirer « quelques profits d’artiste », parce que vous êtes blanc par exemple. Il s’agirait d’une appropriation culturelle répréhensible, même s’il n’y eut pas que des esclaves noirs sur cette terre, même si l’on a vu des roitelets africains, des marchands arabes et d’antiques Romains participer à la traite.



Faut-il ajouter que cette étroitesse mentale se base sur le principe d’une indispensable appartenance qui, finalement, contribue à renforcer les barrières que ses promoteurs zélés sont supposés vouloir faire tomber ? Car enfin, dénoncer un Père fouettard noirci au cirage ne donne-t-il pas du grain à moudre à un libertarisme excédé par les contraintes morales qui pleuvent de toutes les nouvelles catégories modernes ? Dans la foulée, mais tout à l’opposé, ne pourrait-on voir certains supprémacistes blancs  s’offusquer de cette chicote offerte à un noir Père fouettard pour battre des enfants de toutes les couleurs ?

Sans un brin de distance et d’humanisme on peut faire pis que bien et renforcer les pulsions négatives qu’on croit combattre en les projetant systématiquement sur un ennemi largement fantasmé. Qui fait l’ange fait la bête , disait l’autre. Parce qu’au fond, quel est le moteur de ces dénonciations plutôt sectaires ? La bienveillance ou un besoin impérieux de dénoncer pour s’offrir une virginité à bon compte ?

La question sur l’humour est quant à elle aussi complexe. De ceux qui se plaignent que l’on ne peut plus rien dire (honnêtement ou pour couvrir une haine de l’autre) à ceux qui considèrent que la parole doit toujours être correcte, y a-t-il de la place pour les autres ?

Du président qui doit laisser son vernis sécher au journaliste qu’ « il faut abattre », phrase extraite d’un échange sur Facebook se voulant sans doute comique, il y a là autant de limites à l’humour que d’aucuns estimeront dépassées. Mais sur quelle base ?

Nous pouvons  bien entendu citer Desproges : «Je crois qu’on a le droit de rire de tout. Mais rire avec tout le monde, ça, peut-être pas. […] Le rire est un exutoire et je ne comprends pas qu’on dise qu’il ne faut pas rire de ce qui fait mal. Ça fait moins mal quand on en a ri. A la fin de l’été, quelqu’un que j’aimais énormément est mort d’un cancer. Mais le cancer, comme Yves Montand, c’est des choses dont il faut rire. Moi quand je parle de cancer, je parle de mes proches, pas des proches d’autrui.[2]»

Embrayons avec Frantz Durupt « On peut rire de tout, mais on peut aussi arrêter de citer Desproges n'importe comment [3]» en abordant dans son article l’idée du pacte humoristique.

« Qu’est-ce qui différencie donc Pierre Desproges des autres, ceux pour qui faire de l’humour peut se limiter à réciter des points de vue racistes ? Avant tout, un «pacte humoristique», disent Paillet et Leca: «Pierre Desproges s’est construit un ethos, une manière d’être, qui est un contre-ethos : il présente une personnalité détestable», explique ainsi la première. Il n’a jamais rompu ce pacte, contrairement par exemple à un Dieudonné, qui a fini par inviter le négationniste Robert Faurisson sur une scène. «On peut rire de tout à partir du moment où on s’est bien positionné, quand on a bien réussi à nouer ce pacte humoristique», dit aussi Florence Leca, en rappelant que Pierre Desproges, qui considérait que son premier travail était d’écrire et que le reste était du «service après-vente», «adaptait son humour à chaque média» : radio, télévision, scène, édition… Sur Twitter, où les débats sur l’humour resurgissent régulièrement, ce pacte humoristique est très compliqué à établir, d’où la nécessité pour certaines personnes de préciser qu’elles font du «second degré»… ou d’insulter les gens qui n’ont pas su saisir leur finesse. Qu’aurait fait Pierre Desproges de Twitter ? On a du mal à l’imaginer. »

Le problème est sans doute que tous les humoristes ne signent pas ce pacte, et encore moins les commentateurs qui pullulent sur les réseaux sociaux. Pour les mêmes mots, nous passons de l’humour de l’un à la haine de l’autre. Pour certains,  l’incompréhension d’un second degré rend impossible une prise de distance par rapport à un discours. Ou à l’inverse, le revendiquer cache une volonté réelle de nuire.

Alors que faire ?  De la rigueur au moindre doute ? C’est vrai qu’entre un vernis mal séché et un appel à l’élimination, il y a sans (aucun) doute une différence…Du coquin courant d’air au revolver, c’est affaire de contexte, de mots, d’intention et d’empathie minimale avec la cible.

 

et son cousin.


Commentaires

Merci par Anonyme le Mercredi 14/02/2024 à 12:33

Il met en lumière la nécessité d'un discernement contextualisé pour éviter que l'humour ne se transforme en offense. Une réflexion pertinente sur les responsabilités de chacun dans la communication.