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Quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt...

• Samedi 05/03/2011 • Version imprimable

Un article de La Pastèque

 

Pour une belle polémique, ce fut une belle polémique ! “Injuste” – “caricaturale” – “outrancière” – “intolérable” – “scandaleuse” – “assimilable aux dérives des extrémistes islamistes” : les épithètes fustigeant l’affaire ont plongé d’autant plus bas qu’ils venaient de haut, président de Région, Député, Ministre et même président de la République.

Quel était donc l’objet de cette opprobre, vous entends-je demander. Bien peu de choses : une campagneke (quelques panneaux dans le métro parisien) d’affichage initiée par France Nature Environnement [1] à la veille du Salon de l’Agriculture. Mais ces affiches avaient le grand tort de proclamer des vérités pas bonnes à dire : “L’élevage industriel des porcs et les engrais génèrent des algues vertes. Leur décomposition dégage un gaz mortel pour l’homme.” – “La loi n’impose pas l’étiquetage des viandes issues d’animaux nourris aux OGM.” – “Concernant les OGM, on n’a pas encore assez de recul...” – “Certains pesticides présentent un danger mortel pour les abeilles.” Le propos s’accompagnait, comme dans toute communication se voulant impactante, de visuels et slogans plus ou moins percutants et bien choisis [2]

Et de l’impact, cette communication en a eu ! Sans doute plus que ses promoteurs n’osaient en rêver. C’est que le lobby agricole, relayé par ses alliés politiques, sortit l’artillerie lourde pour dézinguer les infâmes calomniateurs environnementalistes. Ils firent tant et si fort que l’affaire se retrouva en Une de tous les médias hexagonaux.

Premier à monter au feu, le patron de la FNSEA (Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles) exprima son “dégoût” face à “une campagne parisienne de dénigrement”, une “campagne d’une grande imbécilité, (…) choc, caricaturale et clairement orientée contre l’agriculture”. “La campagne de FNE, je pèse mes termes, est un scandale et une provocation” renchérit le ministre de l’Agriculture, Bruno Le Maire. Et le Président Sarkozy profita de sa visite au Salon de l’Agriculture – là même où, un an plus tôt, il avait abjuré le Pacte écologique et le Grenelle de l’Environnement en déclarant que “L’environnement, ça commence à bien faire !” – pour condamner, avec cet art consommé de la nuance qui fait son charme, une campagne “détestable car elle monte une partie des Français contre les agriculteurs”, une campagne “pas faite pour promouvoir des idées mais pour détruite des gens”, une campagne “assimilable aux dérives des extrémistes islamistes” (sic).

L’offensive ne se limita pas aux déclarations incendiaires. Le patron d’Atout France, agence de développement touristique de la France, décida de porter plainte auprès du Jury de déontologie publicitaire au prétexte que la campagne de FNE “semble porter préjudice à l’un des secteurs les plus générateurs de croissance et d’emplois, le tourisme”. Mieux – ou pire, chacun choisira – tandis que son président Jean-Marie Le Drian évoquait une population “meurtrie et choquée par cette campagne caricaturale”, la Région Bretagne entama une procédure devant le Tribunal de Grande Instance de Paris pour “atteinte à son image”.

Deux fédérations interprofessionnelles – Inaporc et Interbev, représentant respectivement les filières du porc et du bétail – intentèrent pour leurs parts une action en référé demandant l’interdiction de l’affiche relative à l’alimentation OGM des animaux d’élevage considérée par elles comme “un acte de dénigrement général du produit viande”. Le tribunal les débouta au titre de la liberté d’expression. A l’opposé de ce jugement, la RATP (Régie Autonome des Transports Parisiens à laquelle incombe la gestion de l’affichage publicitaire dans le métro) refusa trois des affiches de FNE au motif du… “devoir de neutralité de la fonction publique” !

Face à cette surenchère de protestations et d’anathèmes aux excès surréalistes, la position de Nathalie Kosciusko-Morizet, ministre de l’ Ecologie et du Développement Durable (ainsi que des Transports et du Logement), trancha par sa sagesse. Priée voire sommée de se joindre au chœur des pleureurs, elle refusa de hurler avec les loups, ce qui lui aurait pourtant assuré la reconnaissance de ses pairs et la bienveillance d’un milieu agricole d’ordinaire peu amène avec le garant de l’écologie, a fortiori lorsqu’il s’agit d’une femme. Dominique Voynet qui fut en son temps taxée de “salope” et vit son cabinet mis à sac en toute impunité en sait quelque chose. Tournant le dos à cette solution de facilité, NKM a défendu le “droit d’expression des associations environnementales”, estimant que “c’est un principe fondateur du Grenelle de l’Environnement. FNE a choisi d’affirmer ses inquiétudes sur un certain modèle agricole avec des visuels un peu choc. C’est un style contemporain qu’on trouve dans d’autres campagnes de communication, y compris dans certaines campagnes de communication de l’Etat.” Une prise de position somme toute normale mais devenue trop rare que pour ne pas être saluée.

Ce remue-ménage politico-médiatique valut à la campagne et à France Nature Environnement une notoriété inespérée. Il n’est toutefois pas certain que l’objectif revendiqué par Bruno Genty, Président de FNE, dans une interview à “Libération” [3], “dénoncer les excès de l’agriculture intensive (...) toucher plus de monde”, ait été atteint.

“Quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt” dit un proverbe chinois. Il semble bien qu’ici, alors que FNE montrait les excès de l’agriculture intensive, les imbéciles n’aient regardé que l’image qui les pointait. Car ce qui frappe dans cette polémique, c’est l’absence totale de débat de fond. On a disserté à l’envi sur ces affiches sans jamais s’arrêter sur leurs messages. C’est d’autant plus regrettable qu’aucun de ceux-ci ne peut être légitimement contesté. Le manque de recul sur le danger des OGM, l’impact des pesticides sur la biodiversité en général et les abeilles en particulier, la problématique de l’azote agricole cristallisée en Bretagne à travers les algues vertes : les problèmes (d)énoncés sont bien réels et il est regrettable qu’ils n’aient pu être abordés en profondeur. Car ce n’est pas en tuant le messager que l’on fera disparaître la mauvaise nouvelle.

Le cas des affiches dédiées aux algues vertes qui focalisèrent l’essentiel des critiques et condamnations est particulièrement caractéristique de la légèreté et de la mauvaise foi avec lesquelles la démarche de France Nature Environnement a été traitée. Que disaient-elles ? “L’élevage industriel des porcs et les engrais génèrent des algues vertes. Leur décomposition dégage un gaz mortel pour l’homme.” C’est donc ce propos qui serait “caricatural”, “inacceptable”, “scandaleux”, “assimilable aux dérives des extrémistes islamistes”, etc. ? Soit. Mais dans cette logique négationniste, la Région Bretagne aurait alors intérêt à renforcer son pôle juridique afin de pouvoir gérer des poursuites appelées à se multiplier... et prendre des directions parfois étonnantes. Jugez plutôt.

“Une fois déposées par la mer sur une plage ou sur des rochers, les algues vertes s’entassent, se dessèchent et commencent à fermenter sous une croûte qui se forme à la surface. Comme toute matière organique, leur décomposition produit alors de l’ammoniac et un autre gaz très toxique, le sulfure d’hydrogène. 
Le fait de marcher sur ces algues et de crever cette croûte formée en surface aura pour conséquence de libérer subitement ces gaz dans l’atmosphère, présentant alors un vrai risque pour la santé, du fait de leur concentration. Dès que l’on perçoit la forte odeur d’œuf pourri caractéristique de la présence de sulfure d’hydrogène, il est recommandé de s’éloigner rapidement de la zone concernée.” Inacceptable ? Cette mise en garde explicite ne provient pourtant pas d’extrémistes environnementaux sans égard envers le développement du littoral bigouden mais de... Tourisme Bretagne [4], “le site officiel du tourisme en Bretagne” !

“Les algues vertes représentent un risque pour la santé humaine : dans les zones où elles s’accumulent, leur décomposition entraîne le rejet d’hydrogène sulfuré, gaz toxique pour les personnes qui le respirent [1] : si le gaz est très concentré dans l’air (1000 parties par million (ppm)), l’inhalation peut être mortelle en quelques minutes. Elles sont aussi la source de fortes nuisances olfactives qui perturbent les activités de loisirs. Elles peuvent également affecter l’économie locale en gênant la production d’huîtres (« activités conchylicoles »). (…) [1] Une étude conduite à l’été 2009 par l’INERIS, à la demande de la Secrétaire d’Etat chargée de l’Ecologie, sur la plage de Saint-Michel en Grève, a confirmé le fait que les amas d’algues en décomposition émettent des gaz toxiques à forte concentration, notamment de l’hydrogène sulfuré.” Scandaleux ? Surtout scientifiquement avéré et cautionné on ne peut plus officiellement puisque l’information émane du site du ministère de l’Ecologie et du Développement Durable [5]... Et le propos ne s’arrête pas là ; la responsabilité de l’agriculture dans le phénomène est on ne peut plus clairement mise en exergue : “Le nitrate provient aujourd’hui essentiellement des activités agricoles, notamment de l’épandage d’engrais azoté d’origine minérale ou organique (engrais de ferme, issu des déjections animales : lisier ou fumier - forme liquide ou solide [1]). En Bretagne : 1/3 de l’azote épandu est de l’engrais azoté minéral ; 2/3 de l’azote épandu est de l’engrais azoté organique issu des déjections des vaches (57%), porcs (31%), volailles (12%). Seule une partie de l’azote est absorbée par les plantes, et le reste se diffuse dans la nature (eau, sol, air). L’eau chargée en nitrates ruisselle depuis les champs, rejoint les rivières puis la mer. (…) En Bretagne, 25 kg d’azote par hectare[2] sont rejetés en moyenne chaque année dans les cours d’eau qui les transportent jusqu’à la mer (jusqu’à 95kg /ha par an dans certaines zones). Pour éviter tout impact négatif sur l’environnement, il faudrait que ce flux soit 3 à 5 fois plus faible. L’ensemble de la Bretagne est classée comme « zone vulnérable ». [1] Les lisiers, sous forme liquide, proviennent essentiellement des élevages de porcs, alors que le fumier, sous forme solide, provient essentiellement des élevages de bovins. [2] A titre de comparaison : 11 pour la Seine, 8 pour la Loire et 6 pour le Mississipi. (source : Ifremer)”

Pour être conséquent avec lui-même, Monsieur Le Drian devrait commencer par s’insurger contre ces propos émanant à n’en pas douter de bobos parisianistes à la solde d’une Ministre trop élégante pour comprendre le travail de la terre puis demander réparation au nom de la Bretagne villipendée, calomniée, déshonorée.

Trêve de plaisanterie. Il est évident que les cris de vierges effarouchées générés par la campagne de France Nature Environnement relèvent d’une tartufferie d’autant plus méprisable que non seulement elle nie l’évidence mais se permet en outre de fustiger ceux qui l’énonce.

La réaction de l’UDB (Union Démocratique Bretonne, parti militant pour une Bretgane autonome) a le mérite de remettre les pendules à l’heure et le constat posé pour la crise des algues vertes pourrait être élargi à l’ensemble des dérives de l’agriculture intensive, là et ailleurs : “(...) La plupart des prises de position reflètent une confusion entre le problème et son révélateur. Ce qui nuit d’abord et avant tout à l’image de la Bretagne, c’est de ne pas avoir su répondre aux nombreux messages d’alerte lancés par les associations environnementales bretonnes depuis les années 70. Car les conséquences sur les milieux naturels du développement non maîtrisé de l’élevage intensif et du binôme maïs-pesticides sont connues depuis des décennies et ont fait l’objet depuis 1994 de multiples plans publics coûteux pour la collectivité mais sans effet majeur.”

Par-delà la polémique, le traitement médiatique de cette affaire me fit étrangement penser au sort réservé à “Indignez-vous !”, le best-seller de Stéphane Hessel [6].

Là aussi, on regarda le doigt et non la lune qu’il pointait. On s’attarda sur le phénomène d’édition (1.000.000 d’exemplaires vendus à ce jour) et la personnalité de l’auteur mais peu sinon pas sur le contenu de l’opuscule. Or, plus que l’appel à l’indignation et l’écho commercial sinon politique qu’il a reçu, c’est bien la motivation de ladite indignation qui importe.

Alors, qu’écrit Hessel ? Que “le motif de la résistance, c’est l’indignation.” Et “dans ce monde il y a des choses insupportables. Pour le voir, il faut bien regarder, chercher. Je dis aux jeunes cherchez un peu, vous allez trouver. La pire des attitudes est l’indifférence, dire “Je n’y peux rien, je me débrouille”. En vous comportant ainsi, vous perdez l’une des composantes essentielles qui fait l’humain. Une des composantes indispensables : la faculté d’indignation et l’engagement qui en est la conséquence.” Citant Sartre, il rappelle “Vous êtes responsables en tant qu’individus.”

Si le propos est souvent consensuel – l’écart entre les très pauvres et les très riches, les droits de l’Homme, l’état de la planète... – et flirte parfois avec une naïveté fleur-bleue – le livre se termine par un appel à “une véritable insurrection pacifique contre les moyens de communication de masse qui ne proposent comme horizon pour notre jeunesse que la consommation de masse, le mépris des plus faibles et de la culture, l’amnésie généralisée et la compétition à outrance de tous contre tous” –, Hessel se réfère activement aux principes et valeurs portées en 1945 par le Conseil de la Résistance pour remettre en marche la société issue de la guerre. “Un plan complet de Sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail ; le retour à la Nation des grands moyens de production, des sources d’énergie, des richesses du sous-sol, des compagnies d’assurance et des grandes banques ; l’instauration d’une véritable démocratie économique et sociale impliquant l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie, une organisation générale de l’économie assurant la subordination des intérêts particuliers à l’intérêt général” : autant de principes et valeurs passés de mode... et sous silence. La lune, le doigt, le sage, l’imbécile...

Allez, à la prochaine. Et d’ici là, n’oubliez pas : “Celui qui voit un problème et ne fait rien fait partie du problème.” (Gandhi)

Extrait de nIEWs 89, (3 au 17 mars 2011)