« Les ingénieurs et les autorités ont la situation sous contrôle. Elle évolue, c’est tout ». Défense de rire : cette analyse tout en surréalisme de la menace nucléaire qui plane sur le Japon suite au tremblement de terre et au tsunami du 11 mars dernier ne sort pas de la bouche d’un humoriste à l’inspiration cynique mais de celle de Pierre Klees [1]), ingénieur civil mécanicien et électricien, (un des) père(s) du nucléaire civil belge. Un expert censé donc savoir de quoi il parle. « La situation est sous contrôle et évolue... » Est-ce à dire qu’elle évolue sous contrôle ? Ou que le contrôle évolue en même temps qu’elle ? Dans ce cas, dans quel sens évolue-t-il : il se renforce ou s’affaiblit ? Mon esprit formé aux sciences dites humaines ne dispose sans doute pas de la rationnalité scientifique nécessaire pour comprendre la subtilité du propos. Heureusement, Pierre Klees Ir fait aussi dans la réflexion existentielle, plus en phase avec mon intellect. La situation des réacteurs nippons lui inspire ainsi ces pensées d’une profondeur philosophique et d’une sagesse à rendre Lao Tseu jaloux s’il n’était pas au-dessus de ça : « Tout accident est source de progrès » ; « L’incitation à la peur ne donne pas de résulats positifs ». Ce à quoi j’aurais tendance à répliquer « Et mon cul, c’est du poulet ? » si je ne risquais pas, ce faisant, d’avaliser le discrédit et motiver le mépris que la science dure voue à ses demi-soeurs humaines. Je me contenterai donc de constater que là, il pousse le bouchon un peu loin, Pierre ! Tâchons d’oublier le débat sur la sortie (ou non) du nucléaire et le positionnement quasi sectaire entre « pro » et « anti ». Oublions les arguments économiques et stratégiques pour nous concentrer sur ce qui est ici en jeu : les dangers inhérents à l’énergie atomique. A moins qu’il ne dispose d’informations ayant échappé à l’ensemble des observateurs, il faut une fameuse dose de culot à M. Klees Ir pour oser affirmer que la situation est « sous contrôle ». La succession d’incidents (fuites, explosions, incendies...) qui frappent la centrale de Fukushima paraît au contraire relever d’une dynamique devenue totalement incontrôlable. Peut-être notre exaspérant expert considère-t-il qu’éteindre un incendie, déverser de l’eau pour refroidir un réacteur ou relâcher de la vapeur – contaminée – pour diminuer la pression dans des cuves et des enceintes de confinement relève du contrôle des événements ? J’y verrais plutôt une lutte contre les conséquences de ceux-ci, la tentation d’éviter de nouveaux dommages sans rien pouvoir changer aux effets inéluctables des précédents : les rejets radiocatifs dans l’atmosphère ou dans les nappes phréatiques distilleront inexorablement leur poison. Longtemps classée au niveau 3 sur l’échelle internationale INES qui en compte 7, la catastrophe avait atteint le niveau 6 à l’heure où j’écris ces lignes. Sans doute une aggravation « contrôlée », Klees-San Ir ? « L’incitation à la peur ne donne pas de résulats positifs », certes, mais nier la réalité en génère de dramatiquement négatifs. Evacuer la population d’une zone à risque ou l’appeler à se confiner constituent des mesures dont on cherchera vainement le caractère rassurant mais il serait pour le moins inconséquent de ne rien faire sous prétexte de ne pas « inciter à la peur » ! Par ailleurs, ne pas interroger les risques liés à l’industrie nucléaire en arguant qu’ils sont faibles ou que « cela ne peut pas arriver chez nous » s’apparente à un déni autistique. Si, pour paraphraser le ministre français de l’Energie, Fukushima relève du « scénario apocalyptique », les catastrophes de Three Mile Island et de Tchernobyl – autres accidents marquants de la courte histoire du nucléaire – n’étaient pas, elles, consécutives à des convulsions de la Nature mais à des dysfonctionnements techniques et humains dont il serait aussi prétentieux que dangereux d’affirmer qu’ils ne peuvent survenir « chez nous » (chaque pays s’appropriant ce « chez nous » !). Le rapport de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (ISRN) français sur l’origine des “incidents” survenus en 2009 dans les centrales apparaît ainsi particulièrement interpellant. En passant au crible le parc nucléaire français, soit 58 réacteurs, l’IRSN a recensé 713 « événements significatifs pour la sûreté » (EES) soit une hausse de 14% par rapport à 2008 et une augmentation quasi constante depuis 2005. Et l’ISRN constate « malgré les efforts de prévention réalisés, une très forte prépondérance du facteur humain (85%) à l’origine des incidents significatifs (…) ». Pour expliquer ces erreurs humaines croissantes, l’IRSN cite notamment la complexification des procédures mais aussi« la recherche de productivité » qui conduit « à de fortes tensions sur les activités pendant les arrêts de réacteurs ». Périodiquement, en général tous les 12 à 18 mois, les réacteurs doivent en effet être arrêtés afin de renouveler une partie du combustible nucléaire. La durée de ces arrêts, qui constituent aussi l’occasion de vérifier ou d’entretenir le matériel, s’échelonne entre un et trois mois. Pendant ce temps, le réacteur ne produit pas d’électricité et représente donc une perte économique sèche pour son propriétaire. D’où la tentation de réduire au minimum les temps d’arrêt… avec toute la pression que cela peut impliquer pour les salariés chargés des opérations. Les statistiques réalisées par l’IRSN sont à ce titre éloquentes : les EES pendant les arrêts représentent à eux seuls 45% du total recensé en 2009 alors qu’un réacteur est en arrêt pour rechargement 10% de l’année en moyenne. Une tendance similaire se manifeste pour les opérations de maintenance qui représentèrent en 2009 près de 30% des EES survenus sur le parc nucléaire français et qui sont « essentiellement d’origine humaine ou organisationnelle » souligne l’IRSN. Un autre élément de ce rapport mérite que l’on s’y arrête : le seul incident classé au niveau 2 (les autres étaient au 1) de l’échelle INES ne résultait pas d’une intervention humaine mais d’un phénomène naturel, à savoir l’obstruction de la station de pompage refroidissant le réacteur n°4 de la centrale de Cruas (Ardèche) par des végétaux charriés par le Rhône. Cet incident qui aurait pu être lourd de conséquences démontre que, même« chez nous », les installations nucléaires s’avèrent vulnérables aux caprices de la Nature. Alors, bien sûr, comme Pierre Klees Ir l’acte dans sa sérénité quasi bouddhiste, « les accidents font partie de la vie ». Mais ceux liés à l’atome ont des conséquences telles qu’on ne peut pas prendre le risque de s’y exposer. Car il ne s’agit pas ici uniquement de victimes directes mais aussi et surtout d’impacts sanitaires majeurs affectant plusieurs générations. Vingt-cinq ans après Tchernobyl, on sait que les cancers et les malformations génétiques ont explosé au sein des populations irradiées en première ligne mais nul ne peut encore dire combien de temps le mal se transmettra et on ne connaîtra sans doute jamais les effets du nuage toxique qui traversa l’Europe… Le danger de contamination dépasse le cadre des activités de production ; il est aussi intimement lié à la problématique des déchets, ces déchets irradiés dont on ne sait que faire et qui menacent la sécurité des générations futures. Les scientistes laudateurs du nucléaire sont libres d’espérer que la science toute puissante nous apportera un jour LA solution. Si tel devait être le cas, elle permettrait de désactiver les bombes à retardement qui sommeillent aux quatre coins de la Planète. Mais dans l’attente de cet hypothétique grand jour, la poursuite obstinée de l’activité nucléaire équivaut à ajouter régulièrement une balle dans le barillet du revolver avec lequel nous jouons à la roulette russe. Dans un article publié le 1er mars dernier dans la revue« Bulletin of Atomic Scientists » – une organisation d’éminents scientifiques, dont de nombreux prix Nobel, qui évalue le risque nucléaire –, l’ancien président soviétique Mikhaïl Gorbatchev, qui n’est pas scientifique mais n’en est pas moins pertinent pour autant (au contraire ?), écrit, évoquant Tchernobyl :« Nous n’avons pas encore pris toute la mesure de cette tragédie qui nous rappelle de manière choquante la réalité de la menace nucléaire. (…) Alors que la population mondiale continue de croître et que la demande d’énergie augmente, nous devons investir dans des sources d’énergie alternatives et durables - éolien, solaire, géothermie, hydroélectricité. » Et Gorbatchev exprime ses craintes quant à un événement auquel l’humanité n’a pas encore été confrontée mais qui lui pend au nez : « La catastrophe de Tchernobyl était accidentelle, liée à une technologie défaillante et des erreurs humaines. La catastrophe de demain pourrait quant à elle être intentionnelle. » En d’autres termes, des terroristes pourraient prendre pour cible des réacteurs ou des sites de stockage nucléaires. Avec sa pathétique reprise de « Tout va très bien, Madame la marquise », Pierre Klees Ir fait de la situation japonaise une présentation pleine de mauvaise foi, à l’instar du rapport de la Commission Energie 2030 sur l’avenir énergétique de la Belgique – lequel ne pourra, bien entendu, être que nucléaire... – dont le ministre Verwilghen avait eu la très mauvaise idée de lui confier la vice-Présidence (la Présidence étant assurée par un autre prosélyte de l’atome, William d’Haeseleer, afin d’éviter tout risque d’objectivité). Cette croyance aveugle en une technologie qu’il a implantée dans notre pays relève de sa liberté de pensée, soit. Mais dans les circonstances actuelles, elle revêt un caractère insultant voire indécent. Peut-être expliquera-t-il aux irradiés de Fukushima et à leur progéniture que « C’est bien triste mais bon, la maladie et la mort font partie de la vie, hein, que voulez-vous... » Allez, à la prochaine. Et d’ici là, noubliez pas : « Celui qui voit un problème et ne fait rien fait partie du problème. » (Gandhi) la Lettre d’information de la Fédération. Découvrez les autres articles en cliquant ici.Extrait de nIEWs 90, (17 au 31 mars 2011),