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Des choses dont on parle pour l’instant (3)

• Vendredi 18/12/2015 • Version imprimable

Nous écrivons moins vite que l’actualité ne change. On parlait en France ce week-end de la vraie/fausse  défaite/victoire du FN et d’un « accord historique » à la COP21.

Etait-il  encore temps de sortir le dernier volet « Des choses dont on parle pour l’instant », balayé par cette actualité toujours mouvante, changeante, prenante ? En fait, oui. Parce que c’est peut-être là l’essentiel. Une nouvelle en chasse une autre et nous fait encore plus vite oublier les précédentes. Cette vitesse, cette incohérence qui nous empêchent presque physiquement de prendre possession, position, parce qu’on nous lance en pâtures toujours du nouveau du plus futile au plus grave, sans en fait de réelle explication, de mise en perspective.

Et donc ce dernier volet portera sur l’état d’urgence en France à la suite des tragiques événements de Paris ? Qui oserait critiquer cette recherche d’efficacité et de rapidité quand il s’agit de combattre l’abominable ?

Et bien laissez-nous au moins le droit de nous interroger sur cet Etat d’urgence qui déploie un zèle extraordinaire après le crime, alors qu’Il avait déjà les moyens de le faire avant s’Il le désirait.

Préoccupant ce recours à l’état d’urgence quand on voit la manière avec laquelle il est exercé.  Ainsi le cas de cette dame dont le domicile est perquisitionné dans des circonstances étranges[1] ou cette petite fille blessée parce que les policiers se sont trompés de porte[2].  (De nombreux cas ont été recensés par la Quadrature du Net[3]).

Un autre exemple :

Aujourd'hui, Nacer répète comme un leitmotiv : "Je n'ai aucun reproche à faire aux forces de l'ordre qui ont fait leur travail." Même ceux qui, casqués, munis de boucliers, ont forcé sa porte le 19 novembre pour une perquisition - quatre jours après son assignation. Ce matin-là, Nacer était déjà parti à son premier pointage de la journée. Son épouse raconte que les policiers ont regardé tous les papiers et se sont arrêtés devant les médailles acquises par Nacer durant son passage dans l'armée française, épinglées avec trois punaises, une bleue, une blanche, une rouge. Ils ont pris une photo du Coran et se sont inquiétés de voir une gravure représentant Léonard de Vinci : "C'est qui ce barbu?" A Septèmes, la solidarité s'est vite mise en place pour regrouper un peu d'argent afin de prendre un avocat et de payer l'assurance de la moto que Nacer a dû sortir du garage. "S'il avait dû aller au commissariat en transports en commun, il lui aurait fallu 8 heures de bus par jour et il n'aurait pas eu le temps de rentrer chez lui entre deux pointages", précise la responsable du Secours catholique. "Le cauchemar" de Nacer n'est pas pour autant près de s'effacer : "Des voisins ne me disent plus bonjour. Ils ont tous vu que les cars de CRS, c'était pour moi. On a détruit ma vie." Il est persuadé qu'il va devoir déménager. Et, "même si les policiers ont été gentils avec eux", ses enfants sont suivis désormais par un psychologue. La nuit, le cauchemar de leur père devient le leur[4].

 

L’exemple du musicien et compositeur Ibrahim Maalouf, fiché par Interpol sans qu’il sache pourquoi[5].

Les actions policières ne touchent pas que les milieux suspectés de radicalisme religieux. L’état d’urgence qui avait été pris dans le but de s’attaquer à de potentiels d’ attentats, a semble-t-il rapidement changé de cible. Alors que les policiers auraient dû se concentrer sur la mouvance islamiste, les préfets les ont lancés sur des cibles environnementalistes, COP 21 oblige sans doute,

Ainsi, un couple de maraîchers bio est perquisitionné[6] sur base d’un document établi par le préfet[7]. Considérant la menace terroriste suite aux attentats de Paris, il lui semblait important d’aller fouiller là-bas. 

« Durant la perquisition, Elodie tente de savoir ce qu'ils cherchent exactement. Les gendarmes évoquent alors la COP21, et une possible manifestation, arguant que tout rassemblement est interdit depuis l'état d'urgence, puis en viennent à parler d'une manifestation à laquelle les deux maraîchers auraient participé il y a trois ans. "Distribution de tracts au péage de Mussidan contre l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes,  ça vous dit quelque chose ?" auraient demandé l'un des gendarmes au couple un peu sonné. "Distribuer des tracts contre l'aéroport de Notre Dame des Landes, c'est un délit?" s'interroge la maraîchère encore ahurie par le possible motif de la perquisition. »

 Ou cet exemple-là :

« Joël Domenjoud est un citoyen comme les autres. Enfin presque : depuis le 26 novembre 2015, 16h30, il est assigné à résidence au nom de l’état d’urgence. Membre de la legal team de la Coalition climat, ce militant sans casier judiciaire, la petite trentaine échevelée et la voix calme, se retrouve prisonnier de Malakoff, sa commune de résidence, jusqu’à la fin de la COP21, ce samedi 12 décembre. Ce qu’on lui reproche ? Rien, si ce n’est son dissentiment politique. »

Des événements festifs mais liés à l’environnement ont été aussi supprimés, alors que les foires aux boudins ou aux santons restaient autorisées.

Le rire est même interdit.

Une opération de « thérapie par le rire », moquant le décalage entre les discours écolos des entreprises et leurs actes, a été interrompue par la police, jeudi, à Paris. Des clowns et des comédiens ont été parqués pendant plus d’une heure. Un reportage à écouter - et qui prête à rire, ou à pleurer[8].

Pouvons-nous reprocher à un gouvernement de prendre des dispositions pour protéger ses citoyens ? Personne (ou peu) d’entre nous ne s’y hasarderait. Pour autant, ne serait-ce pas « citoyennement » sain de s’interroger sur la pertinence de ses dispositions ou sur leurs applications ?

Beaucoup de commentateurs sur Internet considèrent que c’est peu donné pour sa sécurité. Ils considèrent les bavures sous l’angle de l’omelette qui ne peut se faire sans casser d’œufs. Certains justifient la « violence policière » dans ce climat difficile. D’autres, moins nombreux, se posent des questions sur les méthodes ou les cibles.

Selon certains observateurs, l’arsenal juridique (français en l’occurrence) est théoriquement suffisant pour mener à bien les enquêtes nécessaires.

Alors pourquoi ? Pour rassurer une population ? Pour préparer les esprits ? Faut-il considérer que l’état d’urgence est inévitablement abusif, comme le fait Vanessa Codaccioni, maîtresse de conférence en sciences politiques à l’université Paris-VIII[9] ?

Oui, c’est une disposition d’exception, dérogatoire au droit commun. Il est liberticide, puisque son objectif même est de contrôler une population, un territoire, des idées. Il est en outre discriminant, car il divise la population entre ceux qui sont protégés et ceux qui ne le sont pas. Il est donc par définition abusif.

Elle s’inquiète de ce qui restera après l’Etat d’urgence…

Pascal Eydoux, Président du Conseil National des Barreaux pour la mandature 2015-2017 sur l'état d'urgence. (à voir sur TV5)

Il reste ce que j'appelle des "traces d’exception". Toute disposition utilisée à un moment de crise va laisser des traces. Si une mesure a été considérée comme efficace, elle sera remobilisable et remobilisée. Surtout, une fois sorti de l’état d’urgence, il restera dans notre droit la modification de la loi de 1955, qui a été votée sans débat en même temps que sa prolongation. Avec des dispositions vagues et inquiétantes. Plus grave encore est la volonté de l’exécutif aujourd’hui de constitutionnaliser l’état d’urgence, c’est-à-dire de l’inscrire dans la Constitution avec de nouvelles dispositions. Et il faut attendre les textes bientôt présentés par le gouvernement, mais ce dernier souhaite étendre les conditions de déchéance de la nationalité. On voit donc que cette période va marquer l’histoire politique, policière et judiciaire française. C'est tout ceci qui me préoccupe : que vont devenir toutes ces dispositions? Petit à petit, l'état de droit est rogné de l'intérieur par le recours à l'exception et l'état d'urgence laisse des mesures qui perdureront après sa levée. On ignore qui sera au pouvoir dans dix, vingt ou trente ans, et donc comment et contre qui ces mesures seront utilisées.

Il est particulièrement important en ces temps troublés, tant à cause d’actes sanglants perpétrés un peu partout au nom (abusivement ou non) de la religion (Inde, USA, Birmanie, Europe, Moyen-Orient, etc…) que la montée forte des populistes (Pologne, Hongrie, France, USA, etc…) de réfléchir, de s’interroger, d’agir sur ce sujet : que peut accepter une démocratie pour se donner une certaine sécurité ?

Le collectif «  ».