Mononc’Gaby, frôlé par une voiture, est tombé de son vélo, dans la rue principale de Rixensart. Le conducteur ne s’est pas arrêté, les automobilistes qui suivaient non plus. Heureusement, il s’est relevé. Mononc’Gaby est un homme simple de quatre-vingts ans, ancien agriculteur, ancien ouvrier agricole. Je ne dis pas qu’il est parfait. Mais s’il s’étonne parfois des largesses dont bénéficient certains, cela ne l’empêche pas de témoigner une sincère solidarité envers autrui. Un brave homme.
Mais personne ne s’est arrêté. Personne n’a éprouvé assez d’intérêt pour cet homme pour s’enquérir de sa santé, pour voir tout simplement si tout allait bien. Bien entendu, si je devais interroger les conducteurs, ils n’auraient aucun problème à exhiber un mot d’excuse.
Dans un texte récent, L’historien britannique Tony Judt, décédé cet été, écrivait ceci :
Quelque chose ne va pas dans notre vie. Trente années durant, nous avons érigé en vertu la poursuite de l’intérêt matériel personnel. De fait, cette quête est tout ce qu’il nous reste comme but collectif. Nous connaissons le prix des choses mais nous en ignorons la valeur. Le matérialisme et l’égoïsme de la vie moderne ne sont pas inhérents à la condition humaine. Une grande partie de ce qui paraît aujourd’hui naturel remonte aux années 1980 : l’obsession de la création de richesses, le culte du secteur privé, l’élargissement du fossé entre riches et pauvres. Et, par-dessus tout, le discours qui les accompagne : admiration aveugle vouée aux marchés libres de toute entrave, dédain à l’égard du secteur public, illusion d’une croissance sans fin.
Cette société nous enseignerait donc le « chacun pour soi ». Les automobilistes devaient donc sans doute se dire que d’autres s’occuperaient bien de ce pauvre homme, par exemple un quelconque fonctionnaire s’occupant des petits vieux tombant de leur vélo. Et que l’étape suivante serait la privatisation de ce service aux petits vieux tombant de leur vélo et phase ultime, le réserver aux petits vieux tombant leur vélo et ayant acquitté leur cotisation.
Il y a d’abord cette confusion entre le service public et le service au public. Je veux dire par là que certains de mes concitoyens confondent le service à la collectivité au sens humain et une collectivité au sens institutionnel à leur service. Ils imaginent encore plus difficilement être acteurs de cette collectivité, des personnes qui par leurs actions pourraient être des « supplétifs » dans l’action collective. Exigeants des autres, et particulièrement des fonctionnaires une sujétion totale à leurs désirs, leur plus simple devoir, le vote, est encore au-dessus de leurs forces. Rejetant le partage, et donc l’impôt, croyant encore au mythe de la privatisation, sauvegarde de leurs deniers et garante du meilleur service, ils dénient à l’état toute efficacité et rejette son existence.
Toute société qui détruit la structure de l’Etat sera rapidement “dissoute dans la poudre et la poussière de l’individualité”, écrit Edmund Burke [philosophe irlandais] dans Réflexions sur la Révolution de France [en 1790]. En dépeçant les services publics et en les réduisant à un réseau de fournisseurs privés venant prélever la dîme, nous avons commencé à démanteler la structure de l’Etat. Quant à cette poudre et à cette poussière de l’individualité, elle n’est pas sans rappeler la guerre de tous contre tous décrite par Thomas Hobbes [le philosophe anglais] où la vie redevient solitaire, pauvre et vraiment horrible[1].
Nous pourrions considérer que le rôle de l’état serait inutile si nous recourrions, par exemple, à certaines formes d’anarchisme, soucieuses de l'égalité économique et de la justice sociale. Mais, dans le contexte socio-économique que nous connaissons et si nous considérons la démocratie comme un système acceptable, souhaitable, défendable, amendable, il serait injuste et inefficace de se priver d’un état organisé et efficace, soutenu, mais aussi compris par ses citoyens. Et à ce sujet, je ne résiste pas à "reciter" Toni Judt qui se pose deux questions sur un état « fort ».
La première est celle de la coercition. La liberté politique ne consiste pas à être abandonné par l’Etat : aucune administration étatique moderne ne peut négliger entièrement ses citoyens. La liberté consiste plutôt à conserver notre droit d’être en désaccord avec les objectifs de l’Etat et d’exprimer nos objections et nos aspirations sans crainte de représailles. C’est plus compliqué que ça n’en a l’air : même les Etats les mieux intentionnés n’apprécient pas forcément que des entreprises, des communautés ou des individus aillent à l’encontre des désirs de la majorité. L’efficacité ne devrait pas être invoquée pour justifier des inégalités criantes ; elle ne devrait pas non plus être mise en avant pour étouffer les opinions divergentes au nom de la justice sociale. Mieux vaut être libre que de vivre dans un Etat efficace, de quelque couleur politique qu’il soit, si son efficacité est à ce prix.La deuxième objection que l’on oppose à l’idée de l’intervention de l’Etat, c’est que le pouvoir peut se tromper. Le sociologue américain James Scott a écrit avec sagesse sur les avantages de ce qu’il appelle la “connaissance locale”. Plus une société est bigarrée et complexe, plus on court le risque que ceux qui se trouvent à son sommet ignorent les réalités de ceux d’en bas.
Ainsi, le principe du développement d’une infrastructure, sans doute désiré, toléré ou éludé par une majorité sera combattu par une minorité qui supporte les nuisances. Si l’état ne fait pas en sorte de limiter les conséquences, il faillit à sa mission. C’est généralement le cas avec les aéroports.
La distance, souvent importante, même au niveau local, entre le pouvoir et les citoyens, ne permet pas toujours aux élus de comprendre l’essence d’un problème. Ils jugeront négligeables certaines interventions, certaines revendications, pourtant bien argumentées. Ainsi des solutions alternatives à des projets d’infrastructures n’ont pas trouvé d’écho auprès d’élus, pour des questions d’égo ou de croyance en leur savoir. Et le verrou n’a été repoussé qu’à leur disparition. Dans un cas que je connais, ce fut même un décès. Ce sont donc là effectivement deux objections fondamentales, mais sur lesquelles il serait par trop facile de s’appuyer pour rejeter l’idée même d’un état, gestionnaire du bien public.
Néanmoins, un état ne peut fonctionner que si ses citoyens jouent réellement leur rôle. L’effort collectif ne se limite pas à un blanc-seing électif ou à l’addition des impôts qui nous dédouaneraient de toute implication. Un état ne peut pas fonctionner non plus s’il n’est pas à l’écoute de ses citoyens et s’il ne peut pas se nourrir de leurs activités, particulièrement au niveau local.
Pourrions-nous dire que nous sommes loin de cela ? Certes, le citoyen est amorphe, le citoyen est exigeant. Pourtant, il existe de beaux exemples où les citoyens prouvent le contraire. Ainsi, les habitants de Stuttgart estiment qu’ils ne peuvent léguer à leurs enfants une ville dont la gare serait rutilante et le reste délabré. Ils sont plus de 54.000 à avoir signé « l’appel de Stuttgart » contre un projet (trop) ambitieux Stuttgart 21 . A Stuttgart, des citoyens comme il faut réinventent la démocratie est un article qu’il pourrait redonner de l’énergie à ceux pour qui citoyenneté n’est pas synonyme de clientélisme.
Denis Marion
Entrepreneur sans but lucratif.