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Le nez dans la m...

• Vendredi 25/06/2010 • Version imprimable

par Pierre Titeux

Le pétrole, ça tache, ça colle, ça pue. Autrement dit, le pétrole, ça pollue. L’affirmation peut paraître une évidence voire une lapalissade, pourtant, depuis le 20 avril dernier, elle paraît avoir valeur de révélation. Ce jour-là, la plate-forme de forage Deepwater Horizon installée dans le Golfe du Mexique, au large de la Louisiane, explosa, coûtant la vie à 11 ouvriers dont le souvenir fut rapidement emporté par les 2 à 3 millions de litres de brut se déversant quotidiennement dans la mer. Propriété de Transocean, leader mondial du forage offshore abritant ses plus-values sous le statut défiscalisé des îles Caïman, la plateforme était exploitée par BP qui multiplia les tentatives et procédés aussi expérimentaux que révolutionnaires pour colmater la fuite. En vain. Les nappes d’hydrocarbure n’ont cessé de s’étendre et de se multiplier avant de toucher les côtes américaines où le constat fut posé : cette saloperie de pétrole tache, colle et pue...

Ainsi donc, l’Homo Occidentalis a atteint un tel niveau de suffisance et de cécité qu’il doit avoir le nez dans la m... pour constater que celle-ci n’a rien de ragoûtant. Il lui faut des plages souillées, des oiseaux englués, des poissons asphyxiés et des écosystèmes mutilés pour se rappeler que ce pétrole dont il devenu accro fait payer cher – au propre comme au figuré – sa toute-puissance.

Eh non, M’sieurs-Dames, les publicités ont beau nous vendre des stations-services propres et coquettes, des carburants aux effluves vertes et des échappements rejetant fleurs et papillons, le pétrole ce n’est pas propre, ça ne sent pas bon et ce n’est pas inoffensif. Par ailleurs, il exige un sacré boulot, des risques plus ou moins mesurés et des manipulations jamais sans nuisances avant d’arriver dans notre réservoir... Autant de réalités dont la facilité d’accès et le confort d’usage dont nous bénéficions aujourd’hui ont une fâcheuse tendance à nous couper. Faire le plein mais aussi allumer une lampe, tourner un robinet ou tirer une chasse d’eau sont devenus des gestes banals, des automatismes dont nous n’avons plus la moindre conscience des impacts en amont ou en aval. Or, rien de tout cela n’est innocent ; par-delà le prix qui nous sera facturé, chacun de ces actes a un coût environnemental et social. Et ce n’est pas parce que notre responsabilité est (très) diluée qu’elle doit être ignorée.

Il est aujourd’hui de bon ton de stigmatiser BP, ses imprudences et ses manquements aux règles, mais il serait trop facile d’en faire un bouc-émissaire unique coupable d’une catastrophe que nous devons refuser de considérer comme évitable. D’une part, nous sommes tous les clients avides de BP – ou d’un autre pétrolier, peu importe –, demandeurs d’une énergie abondante et bon-marché peu soucieux des conditions permettant que cette demande soit satisfaite. D’autre part, n’en déplaise à nos fantasmes de domination par la science et la technique, le risque zéro n’existe pas et n’existera jamais, l’accident fera toujours partie de la donne avec laquelle nous devrons jouer.

S’il conviendra d’analyser les circonstances de la catastrophe de Deepwater Horizon afin d’en déterminer les responsabilités et tenter d’obtenir les “dommages et intérêts” qui permettront de réparer ce qui peut l’être, il serait regrettable que nous en restions là. Il faudrait aussi et surtout avoir – enfin – le courage de sortir du deni dans lequel nous nous complaisons et la lucidité de nous confronter à un choix dont nous ne pourrons indéfiniment reporter l’échéance : sommes-nous prêts à revoir notre mode de vie pour en réduire le coût environnemental et social ou sommes-nous au contraire disposés à payer un prix de plus en plus fort pour ne rien changer ? C’est là en effet la seule question qui vaille et qui nous permettra de sortir de la schizophrénie dans laquelle nous nous complaisons en voulant croire que nous pourrons continuer sur la même voie sans devoir en assumer les désagréables conséquences ...

La position de Barack Obama apparaît d’ailleurs symptomatique de ce dilemme devant lequel nous sommes aujourd’hui. Quelques semaines avant l’explosion de Deepwater Horizon, le Président américain avait en effet communiqué son intention d’autoriser les forages pétroliers en mer au nord de l’Alaska, dans une région glaciaire où les spécialistes s’accordent à considérer que tout incident sous-marin serait quasiment insoluble. Le programme énergétique de son administration prévoyait par ailleurs le développement de nouvelles installations off-shore au large des côtes US, notamment dans le Golfe du Mexique. On peut dès lors douter, sans risquer le procès d’intention, que le moratoire de six mois décrété par BO sous le coup de l’émotion – et qui vient d’être déclaré illégal par la justice américaine – passe le cap de l’effet d’annonce...

Cette schizophrénie tiraillant Obama (et bien d’autres !) entre pulsions environnementales et comportements économiques se double d’une approche quasi autistique refermant le décideur sur son univers politique. Ainsi, lors d’un discours prononcé le 28 mai en Louisiane, le président Barack déclara : “J’ai eu tort d’autoriser les forages en pensant que les compagnies pétrolières travaillaient de concert pour éviter les pires scénarios. Ce n’était pas une simple croyance aveugle de ma part : jusque là, dans le Golfe, tout s’était plutôt bien passé.” [1] “Plutôt bien passé”, vraiment ?

Le 3 juin 1979, une fuite importante se déclara sur le puit Ixtoc-1 géré par la plateforme Sedco 135F et situé dans la baie de Campeche, à proximité immédiate des côtes mexicaines. L’écoulement de pétrole ne put être stoppé que le... 23 mars 1980, soit après 295 jours. On estime que quelque 3,5 millions de barils – soit plus de 550 millions de litres – se répandirent alors dans la mer [2]. A titre de comparaison, Deepwater Horizon aurait jusqu’à présent déversé environ 1,3 millions de barils (207 millions de litres). Il faut une sacrée dose de mauvaise foi, de méconnaissance du dossier et/ou de culot populiste pour affirmer face à ce bilan qui fait de Sedco 135F la plus importante marée noire du XXème siècle que “jusque là, dans le Golfe, tout s’était plutôt bien passé”... !

Il est vrai que les autorités américaines et mexicaines s’entendirent pour garder la chose relativement confidentielle et y réussirent d’autant plus facilement que seule une infime partie des rejets arriva jusqu’aux côtes. Mais le désastre environnemental n’en fut pas moins majeur. D’une part, le feu ayant été utilisé comme arme essentielle contre cette marée noire, d’importantes quantités de “brut” furent brûlées, émettant dans l’atmosphère une masse considérable de polluants. D’autre part, près de 90% des organismes vivants localisés dans la zone de l’accident furent détruits. Mais les destructions loin des yeux restent aussi loin du coeur...

Dans le même ordre d’idée, qui sait – et, a fortiori, se soucie du fait – que l’exploitation pétrolière terrestre opérée au Nigéria génère chaque année depuis plus de quarante ans une pollution équivalent à 40 millions de litres ? Tout au plus les médias nous offrent-ils ponctuellement quelques images spectaculaires lorsqu’une de ces fuites dégénère en explosion meurtrière. Mais pour le reste, silenzio stampa... C’est l’omerta. Pourtant, 40 millions de litres, cela équivaut approximativement à ce qui s’échappa des soutes de l’Exxon Valdez après qu’il se fut échoué sur la côte de l’Alaska une nuit de mars 1989. Un événement qui bénéficia d’une couverture médiatique retentissante et déboucha sur un procès au cours duquel les dommages et intérêts se négocièrent en milliards de dollars. Les Nigérians, eux, pataugent non seulement dans le brut mais aussi dans l’indifférence générale. Loin des yeux, loin du coeur et loin du portefeuille... Comme si la détresse d’un Albatros au Nord valait plus que celle d’un être humain au Sud. Comme si ce désastre environnemental et sanitaire était considéré consubstantiel à un pays où l’espérance de vie n’excède pas 46 ans, où 65% de la population urbaine vit dans des bidonvilles, où 1 enfant sur dix meurt à la naissance et 2 sur dix n’atteint pas l’âge de 5 ans... [3]

Pour en revenir à Deepwater Horizon, il faut savoir que son exploitation impliquait de descendre à 1.525 mètres sous le niveau de la mer puis de forer à 4.500 mètres ; la pression au débouché du puits atteignait 300 bars (environ 300 fois la pression atmosphérique). Des chiffres impressionnants mais qui ne constituent pas pour autant des extrêmes. Le Golfe du Mexique, réputé pour ses records en matière d’exploitation pétrolière, abrite ainsi des puits qui traversent jusqu’à 7.000 mètres de sédiments et de roches sous 3.000 mètres d’eau avec des pressions de 1.000 bars... Tout aussi édifiant apparaît le nombre de puits d’ores et déjà en exploitation dans ce Golfe du Mexique : plus de 4.000 ! Comment peut-on croire, dans un tel contexte, que les incidents, accidents et catastrophes sont évitables ?

Le pétrole, ça tache, ça colle, ça pue, ça pollue... Deepwater Horizon aujourd’hui, l’Exxon Vadez, l’Amoco Cadiz ou l’Erika hier, des événements dramatiques nous le rappellent ponctuellement en nous mettant le nez dans la réalité. Notre capacité de déni est toutefois telle que nous refusons de voir les évidences qui affleurent sous la surface des choses. Car c’est une évidence que l’industrie pétrolière est intrinsèquement polluante et dangereuse, un état que les exigences de performances industrielles liées à la raréfaction de la ressource ne feront que renforcer. Et c’est une autre évidence qu’au-delà des nuisances à grande échelle enregistrées lors des catastrophes, le pétrole mène un travail de sape quotidien contre notre environnement, notre espace de vie, qu’il asphyxie progressivement. La négation de cette évidence-là est d’autant plus grave que le mal se répand de manière insidieuse mais inexorable. Et cette fois, lorsque nous aurons le nez dans la m..., il sera malheureusement trop tard.


[1] Cité dans “Rue 89”, n°1, juillet 2010, p.71

[2] Source : www.oilrigdisasters.co.uk

[3] Sources : www.statistiques-mondiales.com