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Aux frontières du réel

• Jeudi 04/01/2018 • Version imprimable

Les frontières ne sont-elles finalement pas affaire de philosophie ?

Des lignes imaginaires qui nous enferment ou nous protègent, c’est selon, qui délimitent le Eux du Nous, qui marquent ici une différence de culture et là une plaie sur la peau d’un même peuple.

De tous temps, les animaux, humains compris, se sont déplacés et ils se déplaceront encore. Ces déplacements ne se font pas toujours sans heurts, sans pleurs, mais ils se font. « Aucune politique migratoire, aucun mur, aucune barrière, ne pourra décourager un projet migratoire » nous dit le chercheur François Gemenne. Pour mille et une raisons, même si dans l’inconscient collectif, certaines ont plus de valeur que d’autres. L’opprimé politique a plus de chance d’être entendu que celui qui cherche simplement à survivre. Le réfugié climatique risque d’être moins bien accueilli, même si des pays envisagent maintenant cette situation sous un autre angle[i].

Il est indéniable que gérer un afflux plus ou moins important de personnes est un exercice difficile, surtout si l’on désire le faire de la manière la plus humaine et respectueuse qui soit. Il est tout aussi indéniable qu’une partie de la population du pays d’accueil peut s’insurger face à ce nouvel apport.

En Belgique, la personnalité de celui qui gère ces dossiers fait débat. Nombreux sont ceux qui réclament sa démission pour, entre autres, ses expulsions de Soudanais. Le personnage n’est guère sympathique et ses sympathies, pas beaucoup plus. D’aucuns diront qu’il fait le job et qu’il le fait très bien à leurs yeux. (Il est parfois « amusant » de constater l’enthousiasme de certains francophones pour le personnage).

Dans une récente chronique, Francken et le Soudan : Hystérie et jours de fête[ii], Marcel Sel estime que sa démission n’aurait aucun sens puisqu’il ne fait finalement que ce qu’ont fait les autres avant lui, en Belgique ou en Europe, ce à quoi Michel Gheude répond : « […] Oui, tu as raison, cette politique n'est pas nouvelle. Oui, tu as raison, ce n'est pas la politique de Francken mais de tout le gouvernement belge. Oui, tu as raison, cette politique n'est pas spécifiquement belge, elle est européenne. Elle n'est pas plus juste pour autant. Elle a pour conséquence, la mort indigne de 3.000 personnes, noyées en mer chaque année. Et le souci de tant de victimes délaissées par l'Etat est pris en charge par des citoyens qui portent seuls, contre les gouvernements dont c'est pourtant le devoir, l'exigence éthique de l'Europe que nous voulons. […] ».

Nous sommes sortis de la lecture de cette chronique ballotés par des chiffres et des affirmations, mais finalement sans pouvoir nous forger une opinion définitive. Théo Francken ne nous paraît pas plus sympathique ou « défendable ». Une commentatrice évoquait à juste titre la manière qu'a le secrétaire d'État d'attirer l’attention sur lui par ses outrances, alors que d’autres en ont fait autant voire pire, mais plus discrètement. Mais est-ce suffisant pour l’absoudre ? Il en use et abuse… Ses adversaires en profitent. C’est un jeu politique.

Les frères Dardenne ont, dans une lettre ouverte, « exigé » la démission du secrétaire d’état[iii]. Ils y abordent différents éléments dont la peur de l’électorat : « Pourquoi, au nom de la responsabilité politique, ne décidez-vous pas de contraindre ce Secrétaire d’Etat à la démission ? Pourquoi ne témoignez-vous pas d’un courage politique qui vous fasse passer outre la crainte d’un électorat qui pourrait vous sanctionner ? Est-il plus important pour les représentants d’un Etat démocratique de parier sur la peur et les préjugés de ses citoyens ou de parier sur leur éducation à la justice, au respect des droits humains fondamentaux ? »

Que l'on soit d'accord, peu ou prou, ou pas du tout avec le positionnement des frères Dardenne, les commentaires que l'on peut lire ici ou là, sous cette carte blanche comme sous la plupart des articles traitant des réfugiés, de l'immigration, provoquent chez nous un réel malaise...(un euphémisme). Prendre la mesure du dérapage moral de notre société est primordial. Et c’est en cela que la personnalité de Monsieur Francken pose question par ses outrances.

Mais plus fondamentalement, il serait bon de nous poser des questions sur les principes qui prévalent dans nos politiques migratoires.

Rik Van Cauwelaert, dans De Khartoem-afspraak[iv] publié dans le Tijd, évoque les accords de Khartoum :

« Le plan d'action élaboré était déjà quelque peu plus clair quant à la coopération de l'UE avec les pays africains concernés, dont le Soudan et l'Érythrée, deux joyaux de la couronne de la démocratie. Il était déjà question de "soutenir la police et le système judiciaire de ces pays dans la lutte contre la migration irrégulière et le trafic d'êtres humains". […]. Après tout, bien que l'accord de Khartoum semble centré sur la lutte contre la traite des êtres humains, en réalité, les bourreaux du régime du criminel de guerre soudanais Omar al-Bashir sont en fait appelés et payés pour freiner la vague migratoire vers l'Europe » […]

« Par rapport à l'accord de Khartoum, le traité de l'UE sur les réfugiés conclu avec la Turquie est un modèle de décence politique. Apparemment, ils le savent aussi au sein de la Commission européenne. L'année dernière, Der Spiegel a indiqué que les 28 représentants permanents de l'UE avaient accepté de garder une discrétion absolue sur les accords conclus avec, entre autres, le Soudan.

Parce que la réputation de l'UE est en jeu, un membre du personnel du Haut représentant de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Federica Mogherini, a déclaré à l'hebdomadaire allemand : « Cette crainte n'est pas injustifiée. Ces dernières années, l'UE n'a jamais tenté d'isoler les régimes monstrueux de la Corne de l'Afrique, comme Al-Bashir au Soudan. […]Même les nouvelles de Der Spiegel n'ont fourni aucune raison d'exiger une clarté complète sur l'accord de Khartoum, par lequel l'Europe a cédé sa responsabilité à un criminel de guerre. Le gouvernement fédéral a approuvé tout cela et le Parlement fédéral, qui est soudainement en train de rouler dans ses bras, n'a pas posé de questions. »

La « realpolitik » et le « pragmatisme » font leur œuvre. Qu’importe les qualités des chiens, fussent-ils poursuivis pour crimes de guerre, pour autant qu’ils gardent le troupeau. Pourquoi s’en plaindre, on ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs et on ne peut accepter toute la misère du monde, ni d’ailleurs d’en prendre notre part.[v] Où est le temps de ces dictateurs libyen, tunisien, syrien qui tenaient leur peuple ?

Bien entendu, il serait vain de croire que la population entière de l’Afrique ou du Moyen-Orient pourrait tenir dans la petite Belgique.

Mais nous sommes en droit de nous poser des questions : sur les accords que nous pouvons prendre avec des régimes autocratiques, sur notre manière d’accueillir autrui, sur les raisons des migrations, sur la pérennité de la forteresse Europe, sur nos responsabilités surtout, sans que la liste n’en soit close.

Si par exemple, nous souhaitons que les populations (migrantes) restent chez elles, il faudrait que les conditions existent pour ce faire ; mais est-ce bien comme cela que cela se passe ? Ainsi la déstabilisation de l’agriculture dans certains pays d’Afrique par nos exportations à bas coût reste une dure réalité tout comme l’appauvrissement des réserves de poissons par la pêche industrielle ou l’usage « partisan » des matières premières.

Ce n’est pas en deux coups de chroniques que l’on résoudra le problème. Mais s’inspirer des travaux scientifiques serait une bonne chose. L’Université de Liège a lancé The Hugo Observatory[vi] en 2016, le tout premier centre d'observation et de recherche exclusivement dédié aux migrations environnementales. Une bonne façon de quitter le domaine du fantasme pour la réalité scientifique.

Serait-ce aussi trop demander aux politiques d’arrêter d’utiliser la situation des migrants comme enjeu électoral ? Ou d’avoir le courage de faire de la pédagogie ? Au moins cela. Nous écrivions plus haut qu’il fallait prendre la mesure du dérapage moral de notre société. La parole haineuse et raciste se libère. Et les actes de violence se relativisent si facilement.

Dernière chose, les citoyens qui offrent un toit méritent notre respect. Ils le font par simple humanité en palliant les déficiences de l’État. Parce que l’on peut prendre cela par n’importe quel bout, laisser des gens dans cette situation n’est pas digne.

Collectif ,

 

[i] https://www.tdg.ch/monde/bientot-premier-refugie-climatique-reconnu/story/25202980

[ii] http://blog.marcelsel.com/2017/12/31/francken-et-le-soudan-hysterie-et-jours-de-fete/

[iii] http://plus.lesoir.be/131900/article/2018-01-02/lettre-ouverte-des-freres-dardenne-au-chef-du-gouvernement-et-ses-ministres#_ga=2.160151029.991154579.1514927087-2008084858.1513935264

[iv] https://www.tijd.be/opinie/column/De-Khartoem-afspraak/9967920

[v] http://www.liberation.fr/france/2015/04/22/misere-du-monde-ce-qu-a-vraiment-dit-michel-rocard_1256930

[vi] http://labos.ulg.ac.be/hugo/